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Mais quelle fatalité m’attache à cette femme ? cent autres ne désirent-elles pas mes soins ? ne s’empresseront-elles pas d’y répondre ? Quand même aucune ne vaudrait celle-ci, l’attrait de la variété, le charme des nouvelles conquêtes, l’éclat de leur nombre, n’offrent-ils pas des plaisirs assez doux ? Pourquoi courir après celui qui nous fuit, & négliger ceux qui se présentent ? Ah ! pourquoi ?… Je l’ignore, mais je l’éprouve fortement.
Il n’est plus pour moi de bonheur, de repos, que par la possession de cette femme que je hais & que j’aime avec une égale fureur. Je ne supporterai mon sort que du moment où je disposerai du sien. Alors, tranquille & satisfait, je la verrai, à son tour, livrée aux orages que j’éprouve en ce moment ; j’en exciterai mille autres encore. L’espoir & la crainte, la méfiance & la sécurité, tous les maux inventés par la haine, tous les biens accordés par l’amour, je veux qu’ils remplissent son cœur, qu’ils s’y succèdent à ma volonté. Ce temps viendra… Mais que de travaux encore ! que j’en étais près hier ! & qu’aujourd’hui je m’en vois éloigné ! Comment m’en rapprocher ? je n’ose tenter aucune démarche ; je sens que pour prendre un parti il faudrait être plus calme, & mon sang bout dans mes veines. […]
Ce qui me contrarierait le plus, serait de ne pas savoir ce qui se passe ; mais mon chasseur, qui est à Paris, a des droits à quelque accès auprès de la femme de chambre : il pourra me servir. Je lui envoie une instruction & de l’argent. Je vous prie de trouver bon que je joigne l’un & l’autre à cette lettre, & aussi d’avoir soin de les lui envoyer par un de vos gens, avec ordre de les lui remettre à lui-même. Je prends cette précaution, parce que le drôle a l’habitude de n’avoir jamais reçu les lettres que je lui écris, quand elles lui prescrivent quelque chose qui le gêne ; & que pour le moment, il ne me paraît pas aussi épris de sa conquête que je voudrais qu’il le fût.
Adieu, ma belle amie ; s’il vous vient quelque idée heureuse, quelque moyen de hâter ma marche, faites-m’en part. J’ai éprouvé plus d’une fois combien votre amitié pouvait être utile ; je l’éprouve encore en ce moment : car je me sens plus calme depuis que je vous écris : au moins, je parle à quelqu’un qui m’entend, & non aux automates auprès de qui je végète depuis ce matin. En vérité, plus je vais, & plus je suis tenté de croire qu’il n’y a que vous & moi dans le monde, qui valions quelque chose.
>Lettre C, Les Liaisons Dangereuses, Pierre Choderlos de Laclos et publié en 1782.
Je me disais que je connaissais…
Expérience personnelle ?