Max


Depuis quelques temps, Max déraillait complètement. On ne le voyait plus ou presque et quand il daignait apparaître c’était toujours dans un sale état. On savait qu’il traînait avec les mauvaises personnes mais quand on abordait le sujet avec lui, il se contentait de sourire en haussant les épaules.
Quand je l’ai connu, ce mec était presque mon idole. Il était grand, bâti comme un mannequin de magazine gay et tout lui réussissait. C’était le genre de mec qui sortait avec le canon de la fac tout en animant les soirées et finissant major de promo. Le type qu’on ne pouvait pas détester parce qu’en plus il ne se la jouait pas. Allez savoir pourquoi, on s’entendait bien, ce qui nous amenait à faire nos virées ensemble la plupart du temps. Ça se passait plutôt pas mal si je fais abstraction de l’impression lancinante que j’avais de lui servir de faire-valoir, un peu comme le binôme féminin classique. La belle qui paraît encore plus belle à côté de la moche, et la moche qui récupère un peu de compagnie et les prétendants recalés par sa copine. Sauf que dans mon cas, il ne me laissait rien. Ça lui tournait autour mais il n’y faisait pas attention et ça m’allait comme ça. Les histoires de gonzesses, ça n’apporte jamais rien de bon.

Ce soir-là on avait déjà passé deux bonnes heures à écumer les bars, comme au bon vieux temps. Juste lui et moi. Pas mal d’alcool avait déjà été enquillé et je commençais franchement à trouver que mes pieds étaient loin de mon corps. Max, lui, avait l’air bien. Il gardait un sourire en coin avec cette lueur dans les yeux qu’ont les gosses qui s’apprêtent à faire une connerie. Il avait encore changé depuis notre dernière rencontre. Il était encore plus maigre et avec sa taille ça lui donnait une apparence squelettique. Son  vieux blouson de cuir en avait bavé, il était griffé un peu partout et commençait à se craquer à plusieurs endroits. Sans parler de son jean était tout simplement dégueulasse. Il ne se rasait plus depuis un bon moment et avait gagné une jolie cicatrice au-dessus de la lèvre. La barbe rejoignait ses cheveux bruns. Tout ceci formait comme une grosse boule de poil brun-châtain, seulement découpée par d’une fenêtre pour ses yeux. Malgré son apparence, les filles le regardaient quand même, l’animal. Faut dire qu’il avait gardé intact et visible son principal atout: il avait des yeux verts d’une couleur intense. Le vert d’une canette de bière comme il aimait à le répéter. Il avait les yeux dans le vague la plupart du temps mais quand il commençait à vous fixer en vous parlant vous n’aviez d’autre choix que de l’écouter.

La nuit commençait sérieusement à s’étirer et l’alcool n’allait pas tarder à me couper les jambes alors on est allés finir sur les quais. Assis sur un banc, à la lueur d’un lampadaire on finissait un pack de Kro’ acheté une fortune dans une supérette qui ne ferme que quand la police n’a pas touché sa commission. C’est encore Max qui a rincé sur ce coup là. Toute la soirée c’est lui qui a payé, ce qui m’arrangeait bien mais qui m’intriguait aussi. Il avait toujours eut de l’argent mais ce soir là, les billets semblaient se multiplier entre ses doigts.
Il devait être un peu plus de deux heures du mat’ quand les cinq branleurs sont passés près de nous. Ils se sont arrêtés et ont commencé à essayer de nous taxer des cigarettes, puis de l’argent. Quand enfin ils se sont s’éloigné ils en ont profiter pour tirer nos bières. Max n’a rien dit et moi non plus. Sauf qu’il les a suivis. Et moi j’ai suivi Max. Ils descendaient vers les embarcadaires, transformés en parking sauvage tous les week-ends. Les escaliers en pierre qui y mènent sont vraiment raides, et quand j’ai vu Max se mettre à courir  pour les rattraper, j’ai eu peur qu’il s’y casse la gueule. Là était justement son idée. Quand ils l’ont entendu arriver, les branleurs étaient déjà engagés dans l’escalier. Une fois à leur hauteur, Max a donné un grand coup de pied dans la tête du premier mec et je l’ai entendu hurler. Dans sa chute, il a entraîné ses potes. Je les ai pas vus, je les ai entendus. Le temps que j’arrive en haut de l’escalier, ils étaient tous en bas. Putain ce que c’était haut. Plus personne ne criait. Plus personne ne bougeait non plus. Il n’y avait que la lune, même pas pleine, pour éclairer la scène mais ça m’a foutu les jetons. Une bonne douzaine de mètres plus bas, ils étaient tous entassés les uns sur les autres dans des positions grotesques; l’absence de cri de douleur rendait la scène plus choquante encore. Max se marrait, lui. Il était à mi-chemin des escaliers et descendait en tenant la rampe en métal piquée de rouille. Tout du long de sa descente il ricanait. Il était déjà arrivé en bas que je n’avais toujours pas bougé. J’étais tétanisé par ce que je voyais et l’alcool ne m’aidait pas à avoir les idées claires. Il commençait à enjamber les corps quand il s’est retourné et m’a fait signe de le rejoindre. Et je l’ai fait. Mes jambes me faisaient l’effet d’être de chewing-gum, mais je l’ai fait. Je mm’agrippais à la rampe comme si ma vie en dépendait et c’était foutrement le cas.
Il y avait des tessons de verre partout et ça sentait la bière. Max était en train de leur faire les poches comme si de rien n’était. Il récupérait le cash et jetait le superflu trop vite pour que ce ne soit pas le résultat d’une habitude. Il me faisait flipper comme jamais, passant d’un cadavre à l’autre comme on saute de caillou en caillou pour traverser une rivière peu profonde. Moi, je restais sur l’avant-dernière marche; je ne pouvais pas aller plus loin. La dernière était occupée par un bras qui reposait là dans une position contre-nature.
Quand Max a eu fini, il a séparé les billets en deux parts et m’en a tendu une en me faisant un grand sourire.
Je l’ai prise et on est remontés aussi vite que ma paralysie me le permettait. Tout ça semblait irréel. On s’est éloignés en longeant les quais aussi vite que possible, sans courir pour autant. Personne ne nous avait vus, du moins je n’avais remarqué personne, mais j’étais tellement à l’ouest que je ne pouvais jurer de rien.
Au bout d’un moment j’ai commencé à me calmer. On a ralenti la cadence. Max s’est arrêté et a commencé à danser sur place en sifflant un air débile. C’est là que la voiture de police s’est arrêtée à notre hauteur. Ces enfoirés n’avaient pas mis la sirène et j’étais trop beurré pour remarquer le giro arriver.

« Ferme ta gueule » m’a glissé Max au milieu de ses sifflotements.

Les flics sont descendus en vitesse et ont couru vers nous. Max continuait de danser. Ils ont commencé à me demander ce qu’on foutait dans le coin et si on savait quelque chose, il y aurait eu « une bagarre » pas très loin. J’ai fait ma tête de débile, ce qui n’était pas bien difficile vu mon état. Puis ils ont chopé Max et lui ont posé les mêmes questions. Il leur a craché à la gueule en faisant un grand sourire. Un coup de matraque dans le bide plus tard, on nous poussait à l’arrière de la voiture avec des menottes trop serrées dans le dos. Les flics conduisaient comme des dingues avec nous à l’arrière posés là sans ceinture ni rien. On se ballottait à chaque virage. J’ai commencé à me dire que c’était la pire soirée de ma vie. Mais c’était pas fini pour Max. Je l’ai vu se contorsionner à côté de moi pour passer les menottes sous ses jambes et ramener ses mains devant lui. Malgré sa taille il était souple, l’enfoiré. Devant, les condés s’étaient décidés à mettre la sirène et grillaient les feux en prenant leurs virages serrés pour qu’on s’en prenne plein la tronche. Ils discutaient comme si on était pas là. C’était une grosse erreur. Max m’a regardé droit dans les yeux. Il avait l’air fou. Complètement fou. Il m’a fait un grand sourire et à commencé à étrangler le conducteur avec ses menottes. J’ai entendu les pneus crisser.

Quand j’ai repris mes esprits, j’étais adossé à un mur, dans une rue que je connaissais pas. Max avait un revolver dans chaque main. Ceux des flics. Ses poignets étaient tatoués de deux lignes de sang rouge et violettes. Mais il n’avait plus de menottes. Moi non plus d’ailleurs. Mon regard est passé de ses mains à son visage. Il souriait toujours. Sa face était constellée de petites éclaboussures de sang. Il a commencé à rire en voyant ma tête. Je crois pas avoir été plus perdu qu’à partir de cet instant.

Correction et relecture par E.

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