Cette soirée n’en finissait pas. La table de sept refusait de mettre les voiles et repoussait l’heure de fermeture de desserts en digestifs jusqu’au troisième « petit dernier ». Nos joyeux tardifs exceptés, le restau était vide, même le cuistot avait rendu son tablier et mit les bouts il y a de ça une demi-heure. Le patron m’avait remis solennellement les clés avec pour instruction de ne quitter le navire que lorsque le dernier client aurait passé la porte avec dans la caisse le dernier billet de la soirée.
Ils étaient tous bien fait, l’alcool de prune offert par la maison faisait un effet bœuf et le volume sonore du petit groupe allait maintenant decrescendo. J’en ai profité pour éteindre toute lumière non vitale et je me suis approché pour leur proposer d’appeler des taxis afin qu’ils rentrent tous sains et sauf. Mon succès fut total et ma proposition acclamée par une claque dans le dos digne d’un rugbyman. Ce même rugbyman a réglé la note -salée- sans broncher avec une American Express Black Infinite en tapant son code avec de grands gestes magnanimes. Tout le monde est parti dans des taxis et je me suis assis sur mon pourboire. Les gens qui ont bu oublient facilement ce genre de détail.
J’enfournais la recette de la soirée dans la sacoche du patron et l’embarquait avec moi pour la lui rendre au prochain service, compte fait et refait deux fois. Sans faute. Pas trop mal pour un jeudi soir.
Après avoir tout bouclé, je montai complètement rincé dans ma 206 qui l’était tout autant. Elle me fit l’immense honneur de démarrer du premier coup. En plissant les yeux, je lu sur l’horloge embuée 2:35. Pas si tard. Je branchais le pilotage automatique et disparu dans une faille temporelle qui me téléporta près de chez moi. Sur la dernière avenue avant de tourner dans ma rue, avançait de dos une nana à la silhouette fine et au pouce tendu vers les réverbères. Á cinq cents mètres de là, mon lit me tendait les bras, pourtant au moment de tourner je me suis arrêté et j’ai regardé dans mon rétroviseur la gamine se rapprocher.
On avait beau être fin mars, la petite portait quand même un mini-short en jean, mais avait eu des remords et couvert le tout avec un long gilet en laine épaisse couleur chiasse jaunie par les lampes. Je m’étais arrêté pour l’observer un peu avant de rentrer mais quand elle a toqué à la vitre passager, j’ai compris que ma manœuvre avait été interprétée autrement. Je me penchais pour descendre péniblement la fenêtre.
« B’soir ! qu’elle dit
-Bonsoir
-Je vais rejoindre des potes en centre ville et y’a plus de bus, vous voulez pas me déposer ? ça m’arrangerait pas mal.
-Ca doit etre faisable que je lui réponds
-Vous avez bu ?
-Pas encore »
Elle prend quelques secondes à me mater de façon insistante, elle tire la porte qui est verrouillée. Je m’excuse et lui déverrouillé le bousin après avoir cherché de longues secondes où se trouve la commande.
Quand elle s’assoit dans la voiture, son parfum me prend au nez à m’exploser les sinus. Un truc à la lavande assez violent et sans finesse. Un parfum de petite fille avec un dosage de grand-mère. J’entrouvre ma fenêtre pour faire rentrer une dose d’oxygène.
« Vous êtes pas un barjo hein ?
Pas de ceux qui peuvent vous inquiéter » je dis avec un sourire que je tente rassurant.
Elle me jauge avec un peu d’hésitation puis me fait la grâce d’un sourire d’environ vingt-cinq kilomètres de long.
Elle est jolie. Objectivement, elle est jolie. Pas une beauté qui te pète à la gueule non. Une beauté discrète mais évidente. Elle dégage un truc noble, non, bourgeois plutôt. Le genre qui a reçu une éducation en plus d’un enseignement. Elle a les traits longs et aiguisés. Son nez tranche son visage comme une ligne tracée au scalpel par un artiste-chirurgien. Elle a de grands yeux trop sombres pour que j’en distingue la couleur dans la pénombre de ma caisse. Sa bouche n’est qu’une ligne à peine esquissée à la sanguine. Son visage est noyé par de longues boucles que je devine rousses mais c’est difficile à affirmer. Malgré l’épaisseur de son machin en laine, je vois bien qu’elle est pas bien grosse. Ses jambes sont longues et à peine plus épaisses que mes biceps qui pourtant, ne sont pas glorieux.
« Le centre ville donc, si je te pose à la place de l’hôtel de ville, ça te va ?
-Ca me va impec »
Je passe la première et me dirige tranquillement vers sa destination. Je roule cool, j’ai envie de profiter de la soirée. Au premier feu rouge, je lui tends ma pogne et me présente :
« Je m’appelle Max
-Lucille »
Elle a pas la tête d’une Lucille. Je la voyais plutôt comme une Manon, ou une Amélie voire une Benedicte ou une Justine.
« Si je peux me permettre, t’as pas une tête de Lucille…
– Ah ouais ?
– Ouais. Ca fait trop gentille et pas assez bourge. »
Elle pouffe.
« Et en quoi je devrais faire bourge ?
– Ch’ais pas. Un feeling.
– T’es fort. qu’elle dit. Ma mère est pétée de thune.
– Ah ouais ?
– Ouais, pas Rotchild tu vois mais elle a des magasins dans la région. Et elle a, genre, des gérants pour chaque magasin, et en gros elle fait plus grand chose à part encaisser.
– Des magasins de quoi ?
– De lingerie.
– Oh !?
– Ouais.
– Et ça rapporte tant que ça ?
– T’as déjà acheté de la lingerie ?
– Pas récemment.
– Ben ça coute.
– Donc ça rapporte.
– Yep ! »
Elle glisse ses mains entre ses cuisses comme pour faire une prière secrète. Je monte un peu le chauffage et me contorsionne pour attrapper un vieux plaid tout moche sur la banquette arrière.
Je lui balance sur les cuisses et elle se l’étale sur les jambes. Elle me dit merci et je commence à chercher un sujet de conversation plus intéressant. La 206 affiche fierement 3:17.
« C’est quelle genre de soirée pour commencer à trois heure du mat ?
– Le genre où je vais être la seule encore sobre quand je vais arriver.
– Et c’est un problème ?
– Seulement si je veux rire avec eux.
– Si y’a que ça, je peux t’offrir de quoi te mettre à niveau »
Je comprends pas comment j’ai réussi à sortir ça. J’ai pas réfléchi. C’est pas bon quand je réfléchi pas. Le temps commence à se suspendre comme dans un accident de voiture. Devant moi, la première caisse est à 200 mètres mais je m’attends quand même à un impact imminent. Un choc sec et brutal. Mon égo lancé pleine balle s’écrasant à la vitesse terminale de mon audace sur le mur implacable de son rejet.
« Tu sais quoi Max ? Ok.
– Vrai ?
– Vrai. Sinon je vais me rappeler de cette soirée comme celle où j’aurais dû être bourrée.
– Tu aimes la bière ?
– Bof. Plutôt rhum ou whisky.
– Va pour un whisky »
On était à moins d’une minute de la place de l’hôtel de ville et à moins de cinq de mon pub préféré. J’ai mis le cap vers le pub.
« Alors Max, tu emmènes souvent les auto-stoppeuses dans les bars ?
– Ben, pour être tout à fait honnête, t’es ma première. Je suis un peu inexpérimenté à ce niveau là.
– Je me sens privilégiée » elle dit avec ce même sourire à rallonge.
Je trouve une place miraculeuse à deux pas du pub quand une blonde en Mini décide de quitter la zone. Je réalise le plus beau créneau de ma vie. Lucille s’en fout. Je me la joue gentleman et lui ouvre la portière. Lucille me dit merci.
Quand on entre dans le pub, je sais qu’on a plus beaucoup de temps. Les 4 heures du mat approchent et la fermeture avec. Les Pogues beuglent « Dirty Old Town ». J’essaie vaillamment de me rappeler le titre de l’album mais ma mémoire est aux abonnés absents. Je demande sans trop d’espoir à Lucille, si elle connaît.
« Rum, Sodomy and the Lash » elle répond sans hésitation. Je suis sur le cul.
On avance à travers les derniers buveurs. Ca parle en gueulant pour couvrir la musique trop forte. Les tables collent un peu. Service au bar, le barman est un blondinet barbu qui aimerait se la jouer irish mais est trahi un accent du Sud trempé dans le jus de cigale. Il se fait appeler Scotty mais je sais de sa propre bouche qu’il s’appelle Emilien. Information confidentielle vous imaginez bien.
« Un whisky pour la dame et une Guiness pour moi steuplait.
-Lequel de whisky ? il me demande.
-Un Laphroaig ! » claironne Lucille.
Scotty lui jette un oeil dubitatif et nous sert. Je règle et on s’assoit dans un coin pas trop sale.
Avec un peu plus de lumière, je vois un peu mieux ses couleurs. C’est une vraie rousse avec taches assorties. Ses yeux sont ambres, je ne vois pas d’autre mot. Et pendant que je creuse sa culture sur les Pogues, je patauge joyeusement dans ses prunelles pour essayer de définir plus clairement leur couleur. Je veux les enregistrer dans ma mémoire. Ma noyade est interrompue par Scotty. De grands coups de cloche me vrillent les oreilles pendant que Scotty nous invite tous sans subtilité à basculer horizontalement nos verres dans nos gosiers et deserter le rade. Lucille fait disparaître son whisky comme par magie. J’ingurgite ma bière en longues gorgées forcées et tristes. Je laisse échapper un long rôt bien moyenâgeux et Lucille ne me juge pas. Je me prépare à l’abandonner dans quelques minutes mais elle me dit :
« Si t’es pas pressé, je connais un endroit qui ferme pas où on peut prendre un verre sans regarder l’heure.
– je vote oui.
– À voté ! »
Elle se lève, met ma paluche dans sa petite main froide et me tire du bar dans la fraîcheur de la rue. La bière s’agite dans mon estomac et j’ai l’impression de planer un peu. Je la suis comme un con, un grand sourire aux lèvres, en espérant qu’elle ne s’en rende pas trop compte. Heureusement qu’elle a l’air de savoir où elle va parce que moi, je suis complètement paumé. On prend des ruelles dont j’ignorais l’existence dans le silence de la ville qui dort profondément et tout ce que j’entends, c’est nos pas sur les pavés. Après dix à cinquante minutes, elle ralenti enfin. Elle se retourne et pointe du doigt un bar qui m’a l’air fermé au coin de la rue. En se rapprochant, je vois que le rideau de fer n’est pas baissé jusqu’en bas. « Le Mistral » laisse une chance à ceux qui peuvent ramper de rentrer. Et c’est ce que fait Lucille. J’ai l’impression de suivre Alice qui suit le lapin blanc. Le nez collé à ses fesses, je la suis dans le terrier.
Je me relève trop vite et la tête me tourne. Lucille a disparu au fond du bar. L’odeur d’un cigarillo à la vanille vient me caresser les naseaux et tandis que je retiens un haut-le-coeur, je découvre le bar le plus miteu que j’ai vu de ma vie. Minuscule, dépourvu de décoration, les murs d’un blanc jaunit par la cigarette sont recouverts de traces non identifiables hautement suspectes. Les quelques badauds présents ont le visage rouge et le nez vérolé par l’alcool. Le regard vide et injecté de sang, la plupart sont silencieux. Le seul qui parle n’articule pas et discute avec lui-même d’un sujet qui semble compliqué. Je ne vois personne derrière le bar mais j’aperçois enfin Lucille accoudée au comptoir sur un des tabourets dépareillé et déchiré, elle discute avec quelqu’un. Je me rapproche d’elle et tire vers moi une chaise bancale avant de m’accouder aussi. Le gus en question est une énigme physiologique. Un corps de gringalet dans un pull trop grand à trous, des yeux d’enfant dans un visage millénaire, je suis incapable de dire si c’est un jeune qui a vieillit vite ou un vieux qui est resté jeune. Il est aussi tâché que le bar, tant sur sa peau que sur ses vêtements. Autant que je puisse en juger, le type pourrait être un sans abris qui vient d’en trouver un. Lucille se retourne vers moi et s’occupe des mondanités.
« Max, je te présente Richard, le bar est à lui, Richard je te présente Max, un copain
– Salut Richard »
Richard me tend la main et me la serre avec la force d’un squelette démoniaque, pourtant j’ai l’impression que ses doigts vont se briser dans l’effort. Il me fait un grand sourire plein de gentillesse et contourne le bar. Il tire deux ballons vide qu’il rince à la va-vite sous l’eau. Il les rempli d’un vin blanc tiré d’un carton sans nom posé à même le comptoir qui jouxte les toilettes. Pour lui même, il sort une bouteille de vin nue dont il verse un liquide brunâtre non identifié dans un verre à moutarde.
« Aux nouveaux copains ! » dit Richard en nous tendant nos verres.
Je me convainc que l’alcool du vin est bien suffisant pour désinfecter le verre et je trinque. Le vin est bon. Lucille rayonne. Elle a l’air dans son élément et je me demande ce que je fous là. Pourtant je dois avouer que je me sens bien. Le zinc est recouvert de crasse et de bibelots en tous genres, des jouets Kinder Surprise, un nain de jardin, des bouquins au vécu certain et derrière le comptoir, je vois un tourne disque avec des fils à moitié dénudés qui s’échappent comme des toiles d’araignée vers les enceintes accrochées au mur par la grâce du Saint Esprit. Je demande benoîtement si on peut mettre de la musique. Richard tire alors de sous le bar une caisse en plastique rose remplie de vinyles et m’invite à choisir. La caisse contenait des trésors de variété. La Compagnie Créole côtoyait sans honte un album de Portishead, qui d’ailleurs contenait en fait un disque des Clash. Goldfrapp était coincé entre Radiohead et Gainsbourg tandis que Nina Simone se retrouvait perdue aux côtés de Rammstein et ABBA.
À partir de ce moment là, la soirée s’est vaporisée dans le vin, la musique, les conversations passionnantes et les yeux de Lucille. Je me suis réveillé la tête sur ses cuisses blanches et chaudes vers dix heures du matin, dans un canapé situé dans l’appartement de ses amis. Nous étions encore tout habillés et son gilet de laine nous avait servi de couverture. Les doigts de Lucille peignaient lentement mes cheveux tandis que j’émergeais du néant. J’ai revu Lucille. Et je suis retourné au Mistral. J’y ai même emmené quelques uns de mes disques.