Elle se contracta au moment où je posais mes lèvres contre son cou. Ses omoplates se rejoignirent et restèrent figées là comme verrouillées par mon contact. Ses yeux étaient fermés et elle détournait la tête, mais elle ne dit pas un mot pour m’arrêter. À mesure que mes baisers glissaient sur sa peau, la tension s’enfuyait peu à peu, un sourire se formait à la commissure de ses lèvres et sa tête semblait trop lourde à porter. Elle effectuait de lentes oscillations tandis que je descendais près de la bretelle de son soutien-gorge ou que je remontais vers le lobe de son oreille. Le haut qu’elle portait ne couvrait qu’une seule épaule et je ne pouvais me retenir de parcourir ces quelques centimètres de peau mise à nue et sans défense. Il semble que moins j’entrevois de chaire, plus celle-ci prend de la valeur à mes yeux. Elle fini par se relâcher et laisser son corps s’adosser dans le canapé alors que je continuais ma douce torture. Sa main gauche vînt se poser sur ma propre nuque et elle commença à accompagner mes mouvements de va et viens sur sa peau. Elle paraissait sur le point de s’endormir quand je plongeai mes dents au creux de son cou en une morsure suffisamment appuyée pour qu’elle sorte de sa rêverie mais pas assez pour qu’elle ait mal. Elle retira sa main et me fixa droit dans les yeux avec un regard mêlant la surprise, l’incompréhension et le défi. Je lui répondis avec un sourire hypocrite orné de toutes mes dents.

«Ça ira pour aujourd’hui. Je voudrais pas que tu me crois trop dépendant de ta peau.
-C’est pourtant l’impression que tu donnes
-Ouais, raison de plus pour arrêter là
-Foutu générateur à frustrations…
-À ton service!»

   Je me redressais avant qu’elle ne lance une contre-attaque. Son canapé était un sacré piège à cul et une fois tombé dedans, il devenait difficile d’en sortir sans y avoir laissé beaucoup de volonté. Je partais à la recherche de mes affaires déposées dans l’unique pièce de son appartement. Ce ne fut pas trop difficile, je suis plutôt spartiate concernant ce que je trimbale avec moi. Un paquet de cigarettes qui contient mon briquet, mon portefeuille et mon couteau. Mon manteau avait été intelligemment balancé sur la chaise la plus proche de l’entrée. Je pris le paquet de PallMall et allumais une tige tout en ouvrant la fenêtre au dessus de l’évier. Le cendrier sur le rebord était rempli ras-la-gueule de mes cadavres et je me demandais si le nombre de mégots qu’on laisse chez quelqu’un était représentatif de l’affection qu’on lui portait. Je renonçais sur le champs au comptage de peur de devoir établir une théorie plus approfondie. Je portais donc mon attention sur le paysage disponible de ma vigie. Pas grand chose à observer en fait, on se trouvait à cent cinquante mètres d’une zone industrielle de banlieue. Rien de dangereux à proximité mais des camions défilant à l’infini, des dépôts d’ordures sauvages, et des hangars métalliques à perte de vue. Devant moi s’élevait une palissade de ciment d’où dépassait quelque toits d’entrepôts. Le mur rafistolé ça et là de plaques de métal récupérées protégeait un jardin, ou plutôt un terrain vague, aride de sable et de touffes d’herbes brûlées. Des morceaux de jouets en plastique décoloré par le soleil trainaient par endroit, vestiges d’une famille qui avait depuis longtemps mis les voiles pour une zone plus heureuse. À ce que j’avais compris, Lucie ne faisait rien de ce carré de terrain si ce n’est s’y prélasser à poil sur un transat instable à l’ombre(elle fuyait le soleil), loin de tout regard et de tout voisin. Je ne l’avais encore jamais vue nue et l’imaginer là, au milieu de nul part avec une imitation de Rayban roses sur le nez, à siroter une bière tiède éventée, faisait naitre des scénarios dignes des téléfilms érotiques les plus minables de mon adolescence. Mon fantasme commençait à faire son petit bonhomme de chemin quand un goût de brûlé me fît savoir que j’étais en train de fumer mon filtre. J’enfonçais sans joie mon mégot au milieu des autres, l’éteignant dans la couche d’eau couleur jus-de-chaussette qui stagnait au fond.

«Bon, je vais me rentrer. J’ai des choses à faire avant de bosser
-T’es sûr que tu veux pas rester un peu encore? Je parie que ça peut attendre
-C’est gentil mais ça sent le traquenard, je préfère qu’on en reste là. Pour cette fois
-Comme tu veux. Mais je serai pas là ce soir…»

   Je laissais la fenêtre entre-ouverte et me penchais sur son décolleté pour y déposer un baiser sur le sein gauche. «Hey, c’est pas la fête!». Elle me regardait avec un air faussement outré. Elle était belle même avec cette grimace. Les boucles brunes de ses cheveux devaient avoir été trempées dans de l’encre de chine et se déversaient en cascades pour venir déposer leurs arabesques quelques centimètres sous ses épaules. Elle tondait régulièrement ses tempes mais par un subterfuge féminin dont elle détenait le secret, cela restait invisible quand ils étaient détachés. Son visage était un ovale parfait sur lequel se dessinaient au couteau des lèvres qu’elle ne laissait jamais nues, et qui se coloraient le plus souvent d’un carmin profond, qui éclatait sur sa peau lui donnant parfois des faux airs de geisha. L’anneau d’acier qui avait élu domicile dans sa narine gauche ne suffisait pas à éclipser son regard, véritable appât à perdition perpétuelle. Les yeux, légèrement bridés par le métissage improbable d’un Irlandais et d’une Cambodgienne, s’effilaient en longues amandes tatouées de khôl, dans lesquelles explosait un iris d’un vert changeant, s’étiolant au grès de son humeur du vert Anglais au jade le plus limpide. Elle était magnifique, tout simplement. Il était difficile de chasser cette idée et souvent, je m’oubliais dans une contemplation qu’elle s’empressait de clore en me jetant divers objets au visage.

   Un boitier de CD vide vînt justement se loger entre mes côtes comme une étoile de ninja en mousse, avant de retomber sur le carrelage dans un clang retentissant. Je me brisais le dos pour rassembler les morceaux et les assembler sur la bobine de câble industrielle qui faisait office de table de salon.

«Tu devrais faire gaffe à tes affaires, je serai pas toujours là pour ramasser tes conneries
-je compte pas sur toi d’une manière générale.»

   C’était bizarre cette histoire qu’on avait elle et moi. Jamais amants, pas vraiment amis, ça faisait pas loin de six ans qu’on se connaissait tous les deux. Elle m’avait rapidement coincé dans la friend-zone mais n’arrêtait pas de jouer avec la frontière invisible qu’elle avait tracée. J’avais tenté deux ou trois fois de passer au travers mais elle m’avait alors gentiment envoyé sur les roses. Je décidai donc de ne pas insister et d’attendre qu’elle sache ce qu’elle voulait. On partageais des films, elle m’offrait des cuites à pas cher au bar où elle travaillait, nous finissions certaines nuits dans les bras l’un de l’autre mais ça n’allait jamais plus loin. Aujourd’hui était une exception de plus à ajouter à la liste de ces moments d’égarements inopportuns à rapporter. Quand l’un de nous deux se retrouvait avec quelqu’un de plus ou moins régulier, nous mettions naturellement de la distance entre nos entrevues. Et puis tout revenait à la normale. Une normale qui nous était propre, privée de contours, nuageuse. Ce petit jeu était pesant parfois mais elle était tout ce que je pouvais désirer physiquement chez une femme. Peut-être juste un peu trop schyzo pour moi. Sûrement aussi ce qui m’attirait le plus.

   J’avais réuni mes affaires et m’apprêtais à partir. Elle me suivait du regard d’un air détaché comme si elle regardait son chat aller de sa gamelle à sa litière. Quand je fus à proximité de la porte elle décroisa ses jambes nues et s’avança jusqu’à moi avec sa démarche déhanchée de défilé de mode. Elle avait beau être pieds nus, elle marchait comme si elle portait des talons de quinze centimètres. Elle avait des jambes de déesse, fines et musclées. Elle n’avait qu’une épaisse culotte noire et son débardeur assorti pour la couvrir et de la chair de poule hérissait ses cuisses de divins reliefs tandis qu’elle anéantissait la distance qui nous séparait. Elle se posta devant moi et allongea son bras gauche jusqu’à poser sa main derrière ma tête. Ses avant-bras étaient de tailles différentes, le gauche étant plus souvent sollicité par le port de plateau. Ce détail m’avait toujours amusé et me servait de réservoir à vannes de mauvais goût les jours pauvres en imagination. Elle attira mon visage à elle puis bascula légèrement ma tête pour pouvoir me parler à l’oreille. Je me laissais manipuler comme une marionnette.

«Essaye de passer demain soir. Je te rendrai ton bouquin.»

    Je fis oui de la tête et passais la porte. Je me retournai pour dire quelque chose avant de partir mais, ne trouvant rien de futé, je me contentais d’un sourire raté avant de la laisser refermer la porte. J’imaginais sa silhouette retourner sur le canapé en trottinant pour se glisser sous une couverture épaisse comme une feuille de cigarette. Là, elle composerait un de ses textos à triple sens dont elle a le secret pour me faire perdre la boule. Une fois assis dans ma voiture je senti ma poche vibrer. Lire le message exigeait trop de contorsions pour le moment. Je décidais de le mettre de côté pour le lire à tête reposée. Ce qui ne risquait pas de se produire avant des siècles…