On n’embêtait jamais Francis. Jamais longtemps en tout cas. D’ailleurs à part quelques inconscients éméchés, personne ne s’y frottait. Il était videur de boite de nuit depuis huit ans mais il préférait le titre d’agent de sécurité nocturne. L’entrée du « Starlight» était le plus souvent barrée par son dos qui masquait la porte. De ce côté-ci il ne semblait pas avoir de cou. Juste une bosse formant un étrange boudin de peau sous sa tête. Il était presque aussi large que haut et sa masse suffisait le plus souvent à avorter les conflits à leurs sources. La violence étant une extrémité dont il n’usait qu’à contre coeur et jamais pour faire mal. Il portait toujours le même bombers noir; sorte de signe de ralliement des flics de la BAC et des videurs; un modèle XXXL tellement vieux qu’on jurerai qu’il est né avec. De face, Francis affichait une bouille de gros bébé. Impression renforcée par son crâne rasé, ses bonnes joues et ses yeux d’enfants, minuscules dans son visage de chérubin un peu hagard.
Depuis trois semaines, Francis s’était amouraché d’une ravissante petite idiote un peu cinglée qui venait le voir en lui apportant des munitions pour tenir : du chocolat chaud et des pains au chocolat. Elle avait fait la démarche de se renseigner et avait appris deux choses essentielles. Francis n’aimait pas le café. Et la seconde: Francis n’aimait PAS le café. Ce mastodonte de chair rose avait des hauts-le-coeur à la simple odeur du nectar des nuits blanches et des matins difficiles. La petite avait joué son coup assez finement pour faire vaciller la montagne dans ses filets. Soir après soirs, elle venait essayait de rentrer gratuitement avec un look hésitant, tiraillée entre le grunge de ses mitaines de laine et fringues à clous déchirées, et le baroque de ses décolletés de dentelle, le tout ponctué d’un laisser-aller assumé du bout de ses ongles écaillés de carmin, à ses chaussettes dépareillés de couleurs outrancières. Francis lui refusait l’entrée systématiquement et pour le « punir » elle restait avec lui jusqu’à la fermeture l’asticotant de vannes foireuse et de tentatives grossières de passage en force, tout en apostrophant les badauds à la criée sur la qualité douteuse des boissons servies à l’intérieur. Le harcèlement avait eu son effet et au bout d’un mois, Francis s’inquiétait si Chloé ne venait pas présenter sa frimousse à la chevelure variante. Depuis le début, elle n’était encore jamais rentrée au Club mais ce n’était plus du tout le but de ses visites. Son nouveau jeu consistait à faire tourner la bouille de Francis au rouge pivoine le plus vite possible. Et le moyen le plus efficace n’était pas la colère pour le faire changer de couleur mais la drague. Les moindres allusions, les contacts éphémères du bouts des doigts faisaient bégayer Francis comme un cancre à l’oral du bac. À la fin, Chloé n’avait qu’à plonger quelques secondes ses yeux verts bouteille dans les siens pour remporter une de leurs « baston de regard ». Chloé avait parfois des réactions un peu bizarres, des discutions animée avec elle-même et en venait parfois à se faire du mal, mais ça faisait partie de son charme. Elle suivait un traitement avec la régularité parfaite d’une montagne russe en fin de vie et ses débordement d’émotions trouvaient facilement refuge dans les bras de Francis.
Depuis trois semaines maintenant, le couple atypique s’affichait même de jour, la main de Chloé cachée dans la masse de doigts de Francis, avec de grands sourires aux lèvres. La jeune fille au physique de crevette était venue à bout de la montagne sacrée à force de persévérance. Le bonheur de Chloé lui avait fait jeter ses médicaments, convaincue par l’extase nouvelle de leur couple. Francis était heureux lui aussi et c’était mieux dans un sens car, quand Chloé lui trancha la gorge dans son sommeil, sur une envie passagère, il ne s’y attendait pas et ne compris pas vraiment ce qui lui était arrivé. Chloé non plus d’ailleurs.