Eleanor faisait semblant de dormir depuis ce qui lui semblait une éternité. Dans les couloirs du château, les gardes battaient le pavé jusque tard. Au fur et à mesure que la nuit avançait, leurs rondes s’espaçaient de plus en plus, jusqu’au moment où elle pourrait se faufiler sans être vue. Elle avait beau être fille de Seigneur, sa présence dans les bas-fonds de la forteresse était proscrite, sur ordre de son père.
Quand le sommeil tenta de la prendre par surprise, elle se dit qu’il était temps de passer à l’action. Elle commença à se mouvoir avec des gestes lents après le dernier passage de la sentinelle de l’aile ouest. Elle savait d’expérience qu’il ne serait pas de retour avant suffisamment longtemps pour la laisser atteindre sa cible. Pieds nus, simplement vêtue d’une chemise de nuit en toile blanchie, ses long cheveux roux bouclés; hérités de son père lui tombaient en cascade de cuivre jusqu’au bas des reins. À 15 ans passés, Eleanor attendait depuis plus d’un an d’être mariée à un bon parti, mais les guerres du royaume avaient fait des ravages dans leurs rangs et peu d’hommes étaient encore valides ou enclins à se marier par ces temps troublés. Ce n’était pourtant pas sa beauté qui posait problème. Sa peau blanche, ses hanches déjà larges et sa poitrine déjà bien formée faisait d’elle une excellente future mère.
Tandis qu’elle avançait à pas de louves sur les tapis des couloirs, elle essayait de se remémorer les détails qu’elle avait pu rassembler en laissant traîner son oreille dans les conversations du château. Depuis maintenant deux jours se trouvait dans les geôles un chevalier errant capturé par la garde dans des conditions plutôt particulières. En effet, arrêté à la frontière du domaine, il avait refusé de s’identifier déclarant vouloir voir le seigneur sans délais. Le contrôle a ensuite dérapé et le chevalier a tué plusieurs gardes en poste ce jour là pour être ensuite capturé par un groupe de 5 chevaliers envoyés à son encontre. Il fût apparemment impossible de lui ôter son armure ni de lui tirer une information autre que son désir de parler au seigneur. Par dépit il fût mis au fer en attendant le retour de campagne du seigneur pour décider de son sort. La curiosité d’Eleanor était son principal défaut et elle ne pouvait résister au besoin de voir l’homme qui hantait toutes les interrogations de la cour.
Jusqu’ici personne n’avait remarqué la présence de la jeune fille. Par chance, beaucoup des hommes d’armes restant préféraient dormir à l’abri des regards dans des coins sombres plutôt que de bailler en passant encore et encore devant des chambres endormies quand elles n’étaient pas tout simplement vides. À l’approche de l’escalier qui menait à la prison, le manque de lumière commença de réveiller des peurs enfantines. Elle saisit une des torches de la salle et descendit en laissant glisser sa main contre les blocs de granit grossièrement taillés. Il n’y avait personne en charge de surveiller les cellules. Elles étaient toutes inoccupées et la robustesse des chaînes et barreaux suffisait pour ne pas trop se préoccuper des résidents. À la lueur de sa flamme tout semblait vide ici et elle commença à se demander si les rumeurs étaient infondées ou si le chevalier en question n’avait pas été transféré ailleurs. Il ne restait que la cellule du fond, fermée par une lourde porte de bois de chêne seulement percée d’une petite fenêtre barrée de fer.
Eleanor prit une grande inspiration dans le silence et s’avança vers la porte. Se hissant sur la pointe des pieds elle ne vit rien à l’intérieur mais aucune ouverture n’exitait pour éclairer sa vision. Elle voulait savoir et devait donc entrer pour en avoir le coeur net. Aucun son ne lui parvenait du cachot. Elle n’eut pas à chercher longtemps pour trouver la clef. Posée contre la pierre, suspendue à un crochet de fer, la clef n’attendait qu’elle. Elle pesait lourd dans sa main et elle hésita un long moment avant de la faire tourner dans la serrure. La porte refusa pourtant de bouger. Trop lourde pour elle. Elle poussa comme elle pouvait mais seul le bois lui répondit dans un craquement sourd. Il était tard maintenant il ne fallait plus perdre de temps si elle voulait savoir. Elle prit autant de recul qu’elle le pu et s’elança de tout son poid contre la porte qui s’ouvrit d’un seul coup. Surprise elle s’étalla de ton son long contre la terre battue recouverte de paille humide. Elle se releva aussi vite que possible et fut saisi par le spectacle qui s’offrait à elle. La lumière de la torche maintenant libre d’entrer dévoilait un entrelacs de chaînes attachées comme une toile d’araignée de rouille sur une proie. La proie en question était une haute masse de métal noir et mat. Aucune lueur ou presque ne venait se refléter contre elle. Le dos accolé au mur, son casque reposant sur la poitrine, le chevalier était assis, ses jambières tendues vers le mur opposé à l’aide de plusieurs cordes. Les bras, en croix, passés au travers d’immenses anneaux de fer, étaient eux aussi entravés. Dans la fraîcheur du sous sol, un nuage éphémère rythmait la respiration d’Eleanor. Mais rien ne s’échappait de l’armure. Pas un souffle, pas un mouvement n’animait l’amas de plaques sombres. Elle restait pourtant à bonne distance. Elle prit le temps d’observer. La plupart des pièces était gravées de symboles lui étant étrangers. Tout semblait lourd dans cette armure. L’épaisseur apparente du métal laissait supposer une résistance à toute épreuve. Il était inimaginable qu’il puisse seulement tenir debout avec ce poids sur lui. Malgré une longue recherche des yeux, aucun interstice ne semblait visible dans la structure complexe qui articulait la carapace. Pas un morceau de toile ou de peau n’était atteignable. Pas une lanière de cuir ne dépassait, rien ne permettait de comprendre comment ouvrir cette cuirasse. Elle semblait sans faille et pouvoir se moquer de tous les coups d’épée ou tir de flèche. Derrière elle, contre le mur, s’appuyait le bouclier du chevalier. Aussi haut qu’Eleanor était grande, il aurait pu servir de porte blindée à la salle des coffres. Il fallait certainement une force de boeuf pour pouvoir l’utiliser de manière efficace. L’immense blason qui ornait celui-ci représentait une bête étrange, un dragon à plusieurs têtes crachant des flammes en toutes directions, dont la queue finissait en tête de serpent. Pas une entaille ne venait barrer la représentation du monstre. Au pied du bouclier reposait son épée. Faites du même acier d’onyx que le reste de l’armure, elle occupait une bonne partie du cachot par sa longueur. Large et robuste en son centre, la lame s’éffilait en un fin rasoir de chaque côté. La garde était façonnée par deux fauves bondissant de part et d’autre de la poignée.
Elle s’approcha enfin, contre sa peur, du chevalier. Toujours aucun signe de vie de sa part. Accroupie devant lui elle avança son visage près du casque pour y chercher un regard mais ne pu rien déceler d’autre qu’un vide aveugle d’obscurité. D’une voix hésitante et retenue, elle lui demanda son nom, mais il ne réagit pas. Une idée lui traversa la tête.
Elle traîna l’épée vers l’armure, souleva de toute ses forces la pointe pour la glisser entre deux plaques du thorax. Elle tenta de pousser la lame comme une langue forçant un baiser et vint buter contre une autre paroi protégeant cette fissure. Elle se mit alors de l’autre coté, saisit le pommeau et dans un effort arasant, l’arracha au dessus de sa tête pour faire levier. Dans un premier temps, il ne se passa rien et elle cru bien que l’épée allait lui retomber sur le crâne. Elle fit un pas rapide en arrière en lâchant tout quand elle senti ses forces l’abandonner et dans le même mouvement, s’ouvrit le buste de l’armure. Un souffle violent vint s’engouffrer à l’intérieur de la carapace. Un vide l’aspirait vers l’interval créé. Le hurlement du vent emplissait la pièce dans un bruit assourdissant, la paille et la poussière tournoyait dans une spirale. Enfin, l’épée glissa entre les jambes et tout s’arrêta. Eleanor était étendue sur le ventre, à demi groguie. L’armure, elle, s’était effondrée en même temps que les chaînes qui la retenaient. Il n’y avait personne à l’intérieur. Les diverses pièces étaient éparpillées sur le sol. La poussière retombait doucement alentour. Les boucles d’Eleanor s’étallaient sur le sol. La torche embrasait lentement la paille tendit que la garde, alertée par le bruit, accourait vers les geôles.
Je l’aime beaucoup celui-ci. Pour énormément de raisons.
(Et je me dis aussi que je devrais te prêter Les yeux du dragon de Stephen King)