La pièce est sombre. Un réverbère traverse les meurtrières laissées par les volets entre-ouverts en de longues lames d’opales froides. Une loupiote bleue sur un cube de métal clignote lentement. Un chat roulé en boule repose sur un plaid parme hérissé de poils noir, vestiges de mues et marquage d’un territoire que nul ne lui disputera. Au fond de la pièce une porte close depuis deux heures, un ronflement s’en échappe parfois lors d’un changement de position. Il est tard. Les feux d’une voiture viennent troubler la pénombre calme du lieux et un rayon de lumière balaye la pièce comme un coup de fouet. Un moteur fatigué hoquette près de la porte. La ventilation du moteur ressemble à un aspirateur industriel hurlant. Après un temps qui parait interminable, le moteur se coupe, les phares s’éteignent. Une portière s’ouvre, puis se referme sans claquement. Comme déphasé, le radiateur s’éteint une minute après. Des talons martèlent le ciment dans l’entrée. On entend farfouiller dans un sac à main. Le tintement des clefs signale la fin des recherches. Un bruit de lime et le verrou bascule. Elle pousse la porte, qui résiste. Il a fermé à double tour. Un long soupir quand elle insère de nouveau la clef. Cette fois la porte s’ouvre.
Une silhouette élancée se découpe dans l’entrée de l’appartement. Son sac tombe au sol tandis qu’elle détache ses cheveux. La porte referme le rectangle de lumière et la pièce retrouve son obscurité. Le chat sort la tête et jette un regard à la femme qu’il possède. Ses yeux se plissent, semblent hésiter puis il bondit à sa rencontre, serpentant entre ses jambes à la recherche de caresses. Une main distraite vient glisser ses ongles dans la fourrure de l’animal, glissant du haut de sa tête pour parcourir son échine et lisser entre l’index et le majeur la queue qui semble danser comme un cobra charmé. En passant devant l’ordinateur, elle tapote le clavier aux hasard pour le réveiller puis continue son chemin vers la porte du fond. Un miaulement vient troubler le silence « Schhh… » souffle-t-elle entre ses lèvres. Le chat s’assoit et la fixe de ses grands yeux verts. Elle pousse doucement la porte pour observer. Il dort profondément, il a du rentrer tard lui aussi. Le réveil matin sur la table de nuit indique d’un rouge brûlant 3:47. Elle reste un moment à écouter sa respiration puis abandonne la chambre en refermant derrière elle.
L’écran de l’ordinateur est sorti de son hibernation et diffuse un lueur de néon pale dans la pièce bientôt amplifié par la lumière crue du réfrigérateur. Ses yeux se plissent et fixent le néant. Une tête féline contre sa jambe la sort de sa torpeur. Elle tend le bras vers une bouteille de thé glacé puis se ravise, ouvre le bac à légume et en extrait une bière. Elle manque de coincer le chat dans le frigo en refermant la porte. C’est l’ordinateur qui ronronne à présent. Elle s’assoit sur le tabouret de bar qui jouxte la table de cuisine. Elle enlève ses chaussures et les pose à même le zinc en profitant pour prendre le limonadier qui ne quitte jamais la table. Elle tend les jambes en avalant la première gorgée, ses orteils se déployant sous ses collants tel les plumes d’un grand oiseau s’envolant. La bière est glacée et elle ne peut retenir un long gémissement de soulagement. Ses muscles se détendent enfin et en profitent pour lui rappeler douloureusement leurs présences. Ses épaules sont dures et figées, ses jambes lui pèsent et la tendinite de son bras gauche semble vouloir refaire surface. Elle prend encore une longue rasade et emmène sa bouteille en allant sur l’ordinateur. Méphisto l’attend déjà sur la chaise et fait des yeux ronds avant de fuir quand sa maîtresse s’assoie sur lui. Il regagne sa place première, vexé de ce manque de considération.
Elle parcourt rapidement ses mails, jette un œil aux divers fils d’actualités et s’informe de ce qu’elle a raté sur les réseaux sociaux. Rien de neuf dans le monde, quelque soit l’échelle. Rien ne vient perturber son univers. La journée recommence tôt demain. Il faudrait se coucher. Elle consulte son téléphone portable, les quatre heures sont passées depuis bien longtemps. Pas de message non plus. Elle met en veille la machine et se dirige vers la chambre en commençant à se déshabiller. Elle s’arrête à mi-chemin et regarde en arrière. Sa bière n’est pas finie. Elle dissémine son soutien-gorge ses bagues et son chemisier à divers endroit de la pièce en retournant la chercher. Elle vide d’un trait ce qui reste et s’en revient ne portant plus que sa jupe noire et ses collants. Elle se glisse près du lit à pas de louve et enlève ce qui lui serre encore la taille. Enfin nue, tout son corps réclame le repos. Il lui tourne le dos, le visage de profil, enfoncé dans l’oreiller et la bouche ouverte. Le drap est coincé sous son aisselle et il a presque tout pris de la couette. Elle tire doucement sur l’étoffe afin de s’approprier une parcelle pour la nuit. L’opération est délicate mais elle a l’habitude. Elle s’allonge enfin après ne lui avoir arraché qu’un reniflement. Demain matin ils feront l’amour. Et puis il partira la laissant avec ce sentiment de vide qui l’envahi comme à chaque fois. Mais ce n’est pas le vide de son départ. C’est plus fort, plus grand. Plus abyssal. Tout perd son sens puis la vie vous rappelle à l’ordre et vous oblige à avancer au son de votre propre marche militaire.
Elle ne dort pas. Inutile de continuer à bouger le problème vient de sa tête, pas du lit. Trop de choses à l’esprit. Le réveil indique cinq heures sept. Elle s’échappe de la pièce, sa culotte à la main. Dans la salle de bain, elle attrape son peignoir. Les réverbères se sont tus à présent et la pièce s’illumine aux battements bleus de l’ordinateur. Dans son sac, elle trouve le paquet de cigarettes, et sort.
Assise sur le rebord de sa fenêtre, ses clefs dans une poche et le paquet dans l’autre elle meurt de froid. Mais elle se sent vivante. Épuisée, mais vivante. La fumée lui fait tourner gentiment la tête, lui brûle les narines et lui réchauffe les poumons. Dehors, on entend au loin les premières voitures qui s’embarquent sur l’autoroute. En dehors de ce souffle lointain rien de vient perturber le levé du jour. Bientôt on verra le ciel passer du brun au rouge puis se teinter de ce rose pâle pour devenir bleu clair. Aux heures où une jeune femme en robe de chambre devant sa maison fait mauvais genre. Ça la fait rire. Un petit ricanement franc mêlé de désespoir. Elle sourit et jette son mégot d’une pichenette vers la route. Elle fourre les mains dans ses poches en tendant la nuque en arrière. Cette nuit encore elle n’aura pas dormi.
Elle rentre. Le chat n’est plus là. Elle saisit ses clefs de voitures, son sac à main. Un dernier regard sur ses chaussures de travail qui trône sur la table de la cuisine. La porte se referme. Le moteur tousse puis démarre. La marche arrière ressemble au bruit d’une cassette qu’on rembobine. Dans quelques instants le jour se lèvera. Et elle ne sera pas là pour le réveiller. Ni demain.
Tu écris comme un tableau d’Hopper.