Quand je pense au temps que ça m’a pris pour en arriver là. Rien que le fait de me lancer. Me décider à agir pour ce projet. Il m’aura fallu cet élan de motivation qui ne surgit jamais de lui- même. On espère toujours qu’à un moment ou un autre, on aura envie de. Mais c’est des conneries. Il faut se faire violence. Le désir se nourrit d’envie. Et la faim grandit à mesure que l’on avance. Cette faim de créer, de donner naissance à une part de soi, une œuvre d’art avec toute l’humilité dont il convient de faire preuve quand on parle d’Art. Mais ça se fait. La preuve, j’y suis parvenu.
D’abord, trouver un lieu approprié. Il faut un refuge, un endroit dédié. Cette place réservée à la liberté des pensées. J’ai fini par le créer moi même, ce temple. Un vulgaire cabanon de jardin laissé à l’abandon dans mon voisinage. Quelques billets pour le louer à son propriétaire, un arrangement à l’amiable pour l’utiliser à mon gré sous conditions de discrétion et de respect des heures de nuisance sonore. Peu m’importait en fait, j’avais besoin de cette tanière. Il restait encore pas mal d’outils de jardin et de bordel en tout genre mais ces douze mètres carrés étaient miens pour la majeure partie.
Ensuite il a fallu que je me lance pour de vrai. Apprendre de la pierre à la poussière, coups par coups, fissurer à l’approche du résultat final. On finit par savoir quand arrêter de creuser. En tout plus de deux années auront été nécessaires pour que j’arrive à approcher ce que j’avais en tête de ce que sortait des blocs de calcaire. Quand j’ai eu l’impression d’être suffisamment prêt, j’ai sauté le pas. Une œuvre à taille humaine. Faute d’argent déjà dilapidé dans les pierres et les massettes, ciseaux, maillets, rifloirs, pointe, gradine et autant d’autres instruments de destruction plus ou moins précis, mon modèle a vite été choisi. Un miroir en pied accolé contre un pan de l’atelier et que je devais régulièrement débarrasser de son voile de poussière pour me voir.
J’ai pris tout mon temps pour cette pièce. Un an. J’y suis allé le plus progressivement possible, passant parfois des heures à chercher par quel angle arracher un défaut de la pierre, comment obtenir la courbe exacte que je souhaitais faire ressortir. J’observais sous une lumière artificielle les moindres changements de forme de mes muscles pour leur rendre justice dans un coup de marteau bien placé. J’apprenais mon corps et ses malformations, je me félicitais du rendu d’un tendon et m’énervais des semaines sur la forme de mon nez.
Un jour que les propriétaires de la maison n’étaient pas là, j’en ai profité pour venir aux aurores pour frapper la pierre sans craindre de réveiller personne. Le jour se levait à peine et; en ouvrant la porte je me suis rendu compte que j’avais fini. Il ne servait plus à rien de continuer. Perplexe, j’ai tourné autour de mon double pour chercher où je pourrais encore l’améliorer. Je passais mes mains aux endroits qui m’avaient donnés le plus de mal pour y trouver les erreurs. Les boucles de mes cheveux, les mains, l’arrondi d’une oreille, l’arête de mon nez. Tout ceci était juste. Je me contemplais tel que j’étais, dans mon entier. Il ne manquait qu’un regard à ma sculpture pour avoir mon âme. Elle était parfaite. Je pensais en avoir terminé. Vraiment. J’avais atteint mon but. Touché à ce sentiment que l’auteur ressent en écrivant le dernier mot de son roman, ou ce que le musicien éprouve quand il a fini de composer son morceau. Sauf que ce sentiment était incomplet chez moi. J’ai fait les cents pas dans la pièce pour trouver ce qui n’allait pas, un détail devait me perturber.
Je me suis assis dans un coin et en posant mes fesses mon coude a heurté le manche d’une masse qui était appuyée là depuis des lustres. J’ai compris. Elle était là, la clef. Ma clef. J’ai saisi la masse en me relevant. Une main au bout et une près du lourd bloc d’acier. Je me suis regardé à deux reprises. Dans le miroir et dans mon œuvre. J’ai pris une longue inspiration. Et j’ai jeté le poids de la masse vers la sculpture de toute mes forces. Le marteau géant m’a presque échappé des mains en heurtant la base du cou. Ma tête a sauté comme une pichenette dans une bille de verre. Mon torse s’est fendu. J’avais fait le plus dur. J’ai fait pleuvoir les coups, me démembrant à chaque assaut, créant un nuage de sang calcaire. Les morceaux tombaient en chocs sourds et j’achevais les parties que je trouvais trop entières à même le sol. Tout le temps que je me déchaînais et que je respirais les restes de mois de travail, je me sentais mieux.
Quand mes restes me semblèrent suffisamment éparpillés, je suis sorti. J’ai fermé la porte du lieu du crime, et je me suis arrêté là. Il faisait encore frais, l’humidité du matin me donnait des frissons et le soleil virait du rouge à l’orangé. C’était une belle journée. Et je me sentais terriblement bien. Je ne suis jamais retourné à l’atelier.